L'homme debout ! chez Edouard Manet
... chez Watteau ou chez Ribera ...

Etude de François Murez

Plusieurs tableaux d'Edouard Manet représentent des personnages debout avec, derrière, un décor pratiquement vide. Le personnage peint se tient seul dans l'espace. Ainsi, sont le Fifre et le Buveur d'absinthe.
Watteau avait lui aussi, 150 ans plus tôt, fait "flotter" des personnages dans l'espace, il en est du Gilles et de l'Indifférent.
Rien dans le tableau n'est là pour les soutenir, pourtant ils se dressent droit et sont bien en équilibre.
Manet a découvert le Gilles de Watteau chez Louis La Caze un peu avant 1860. Il y voit aussi le Pied-Bot de Ribera, autre personnage debout.
Une autre personne essentielle visite la collection de Louis La Caze, Théophile Thoré, brillant historien de l'art. Thoré écrit sur cette riche collection :
"Toutes les écoles, en exemplaires extrêmement artistes"





Pierrot dit Le Gilles - Antoine Watteau - 1718

Notre Pierrot, debout, s'appuie sur une composition simple.

Le rabattement des cotés du rectangle ordonnance le tableau. Un diagonale (en bleu) du tableau coupe une diagonale d'un carré et délimite ainsi la verticale (en jaune) qui servira d'axe maintenant le Gilles debout.
En poursuivant de la sorte, nous pourrions pareillement délimiter les arbres et autres personnages secondaires.



75 ans plus tôt, Ribera a peint son Pied-Bot, tableau aussi présent chez La Caze.
L'un, bien portant, est mélancolique. L'autre, infirme, rit...

Le Pied-Bot - Ribera - 1642

La même composition a été utilisée par Ribera.

L'axe vertical sur lequel s'appuie le jeune homme est trouvé de la même manière que pour le Gilles.
Une verticale (en vert) à l'intersection de diagonales donne la hauteur du personnage par la détermination de 2 horizontales (en vert)





    ... J'ai essayé de montrer qu'entre 1859 et 1863, Manet a été profondément et presque continuellement inspiré par Watteau, et que sa référence au Gilles dans le Vieux Musicien devait être vue comme une preuve de cet inspiration.
Manet n'était pas seul à voir Watteau comme un peintre essentiellement réaliste. Déjà avant 1847, Paul Mantz avait soutenu que Watteau, Chardin et Boucher avaient peint leurs contemporains avec réalisme. Mais l'homme, qui plus que n'importe quel autre, avait préconisé cette vision de l'art de Watteau était le grand critique, le connaisseur et le pionnier en histoire de l'art, Théophile Thoré…
L’interprétation donnée par Thoré sur l'art de Watteau est à mettre en parallèle avec la manière dont Manet a utilisé cet art dans le Vieux Musicien. Il est vrai aussi que l’avis qu’a Manet de cette proximité entre Watteau et le réalisme est manifeste dans sa première peinture ambitieuse, le Buveur d'Absinthe de 1858-59, et semble avoir été une des évidences de sa vision. Mais, dans des articles de Thoré sur l’exposition de 1860 du Boulevard des Italiens, ainsi que dans ses livres et essais de la fin des années 1850 et du début des années 1860, Manet a trouvé ce qu'il aurait considéré comme une nouvelle confirmation de sa vision profondément personnelle de l'art de Watteau.
Cela va sans dire que les écrits de Thoré n’auraient pas eu cet impact, s’ils n’avaient été le fruit d'une des meilleures intelligences sur l’art, alors en activité. (Ce qui est seulement une façon de dire que la vision qu’il a imaginée de l’art du passé et celle qu’il a trouvée dans les plus sérieux écrits de son époque étaient finalement les mêmes.)
...
Extraits de : Manet's modernism, or, The face of painting in the 1860s, Michael Fried

Voici maintenant que vient Manet, profondément inspiré par ces peintures.
D'abord, le buveur d'absinthe.

Le buveur d'absinthe - Edouard Manet - 1859

Toujours le même principe simple de composition.

A la différence des peintures précédentes, Manet a voulu que l'axe du buveur soit au milieu du tableau
Par le même procédé que Ribera, nous pouvons trouver aussi la taille de l'homme, la position du mur ou de la bouteille ...



Le buveur d'absinthe se retrouve à l'identique dans le Vieux musicien, dont parle Fried.
On y retrouve aussi le Gilles de Watteau, en garçon un peu gauche.

Le vieux musicien - Edouard Manet - 1862

Réutilisons le rabattement des côtés.

Rajoutons les diagonales du tableau.

Traçons quelques horizontales aux intersections qui vont placer les têtes et certains pieds.

Aux croisements d'horizontales et de diagonales, nous trouvons les axes verticaux (en jaune) du garçon Gilles et du buveur.

Un axe vertical bien précis en relation avec la géométrie du tableau sert à chaque fois de charpente solide à ces personnages et les font tenir debout dans le vide pictural qui les environne.



Et l'indifférent, alors?
Nous l'avions oublié.

L'indifférent - Antoine Watteau - 1717

Toujours le même principe simple.

L'axe de l'indifférent est aussi le milieu du tableau. Que lui importe de choisir un côté ou l'autre ? C'est égal.

Voici venue la fin, l'homme fait sa révérence sur la pointe des pieds et va nous quitter dans l'évanescence...